Je ne réponds pas souvent , et peu...
J'ai peur des jugements; j'avais ouvert ce blog pour me lâcher , pour pouvoir enfin me permettre de dire ce que je pensais de la société qui m'entoure.
Et maintenant que je vois qu'on me lit, que je vois le nombre de visites augmenter, je retrouve cette trouille du jugement des autres qui me rend les entretiens d'embauche si difficiles et souvent infructueux.
Le fait que Mona Chollet se soit intéressée à moi et m'ait cité dans le Monde Diplomatique a bien sûr beaucoup joué, mais j'oscille toujours entre l'envie de rester bien à l'abri des confrontations et le sentiment que je dois dire tout haut ce que d'autres vivent tout bas. Depuis un mois, c'est la peur qui reprend le dessus. J'attends doucement que le buzz médiatique soit effacé. Je ne pouvais pas manquer l'occasion de rencontrer Mona Chollet, surtout que j'y ai gagné de pouvoir lire ce livre tellement sensé et humain qu'est "la tyrannie de la réalité". Mais suis-je capable d'accepter que des lecteurs du Monde Diplomatique lisent mes minables écrits?
Il y a des commentaires sur Génération Précaire qui m'ont fait mal(pas directement sur ce blog); nous serions dans la lamentation, ça ne serait pas très constructif. C'est vrai qu'on se permet de dire que non, le stage n'est pas le tremplin pour l'emploi qu'on essaye de nous vendre . Que c'est parfois simplement l'apprentissage de l'ambiance pourrie qu'on peut trouver en entreprise, l'apprentissage de l'humiliation au quotidien, et que même quand on est dans une ambiance correcte, il reste l'humiliation de faire "tout comme si on était salarié" mais sans en avoir le statut. Nous ne serions que des mendiants de formation, des petits jeunes prétentieux qui s'imaginent être utiles alors que c'est bien connu, les jeunes ne savent rien faire et c'est un cadeau que l'entreprise leur fait de les prendre en stage. Vouloir faire partie du personnel pendant son stage, mais quelle abherration! Vouloir être rémunéré ne serait-ce que pour le temps de présence qu'on nous impose dans cette entreprise, quelle ineptie!
La plupart des "bien installés" que j'ai vus me regardent avec des yeux ronds quand je parle de ce mouvement.On me rappelle toujours que "quand même, tous les stages ne se passent pas mal".
Quand je dis que j'ai beaucoup appris sur l'entreprise pendant mes stages, on se gargarise "ah, elle reconnaît que les stages sont utiles". Après, on ne me demande pas ce que j'y ai appris.
J'y ai appris à détester les gens qui me méprisaient, j'y ai appris le machisme rampant, j'y ai appris le règne de l'apparence, j'y ai appris que ceux qui étaient promus étaient ceux qui déjeunaient tous les jours avec le chef de service, voire pratiquaient le même sport que lui. J'y ai appris que j'étais bien différente de ceux qui réussissent et que je n'avais pas envie de devenir comme eux.
J'y ai appris qu'on brosse toujours dans le sens du poil pour faire passer une mauvaise nouvelle; "vous êtes très compétente mais nous n'avons pas de recrutement de prévu". "J'aurais bien aimé te garder mais la DRH est formelle, il est impossible d'augmenter le personnel maintenant". Et les fausses bonnes raisons pour dire que non je ne correspond pas vraiment à ce qu'ils recherchent; soi-disant j'ai trop navigué dans les hautes sphères d'HEC (allons-y lachons le nom) pour m'intéresser à ce qu'ils font, ils le sentent bien et préfèrent m'éviter cette déconvenue; ils ont préféré quelqu'un qui était plus du genre à mettre les mains dans le cambouis (et mon stage ouvrier, vous l'oubliez? Et mon stage dans la sidérurgie? Ou alors vous voulez dire qu'une fille ça fait tâche dans le cambouis? Ou alors vous voulez dire que j'ai pas assez l'air d'aimer les blagues cochonnes et les petites magouilles pour m'intégrer à vos équipes?). On finit par imaginer tout et n'importe quoi face à toutes les raisons que les gens invoquent pour dire non à une candidature (quand on a l'occasion d'avoir une réponse, ce qui est rarement le cas).
J'y ai aussi appris qu'on pouvait être intégré dans une équipe, être apprécié, reconnu pour ses compétences, et devoir partir pour des questions de budget, parce qu'on a le malheur de ne pas bosser sur ce qui rapporte immédiatement.
J'y ai appris que ce qui était important pour moi était souvent ce qui faisait perdre de l'argent à l'entreprise selon les comptabilités actuelles. Il y a bien des tentatives de parler de capital immatériel chez certains convaincus, mais leur voix est tellement faible. Et tant qu'on n'aura pas prouvé par A+B que le harcèlement moral n'améliore pas beaucoup la productivité, qu'affirmer avec un air entendu que "l'entreprise n'a pas vocation à être philanthrope" peut démotiver les foules et être contre-productif à long terme. Tant qu'on n'aura pas chiffré en dollars ou en euros la sensation d'être en accord avec ses valeurs et l'aisance à être efficace dans ces conditions, je ne serai qu'une jeune bobo qui voudrait vivre au pays des merveilles et qui refuse de se plier aux règles du marché, qui refuse de se vendre ou qui le fait mal parce qu'elle déteste l'idée même qu'on ait pu inventer cette expression et qu'elle soit passée dans le langage courant. Avant on faisait de la traite d'esclaves, maintenant on demande aux esclaves de se vendre eux-mêmes. C'est le sentiment que ça donne. Je m'en excuse auprès de tous ceux qui trouveront que "ah ben oui, avec des idées pareilles, pas étonnant qu'elle ne trouve pas de boulot".
J'ai fait une école di'ngénieurs à prépa intégrée. Etant donné qu'on s'y soucie beaucoup de faire des gens qui se placent bien sur le "marché" du travail, ça fait depuis mes 18 ans qu'on me parle d'apprendre à me vendre. Et curieusement c'est avant mes 18 ans que j'avais le plus de facilité à travailler et à donner le meilleur de moi. C'est d'avant que je tiens mon surnom d'intello , c'est avant qu'on me disait douée en tout.
Je n'ai pas fait ces études par goût, je les ai faites justement après avoir écouté ces gens qui nous disent aujourd'hui qu'on ne peut pas se plaindre des abus de stage, qu'ils ont lieu surtout dans la culture et le journalisme et que les jeunes n'ont qu'à se former à des métiers où on recrute encore. Le résultat n'est pas brillant pour moi d'un strict point de vue professionnel.
Quand j'ai ensuite fait un mastère en développement durable, c'était dans l'espoir de réconcilier mes valeurs et le marché; j'ai échoué. Le marché est ce qu'il est, et j'ai encore plus l'impression de ne pas être soluble dedans. Vouloir faire du développement durable en entreprise, c'est nager à contre courant à longueur d'année ou bien c'est faire du marketing sur le développement durable en évitant soigneusement de poser les questions cruciales sur les activités de l'entreprise.
Alors quand on n'arrive même pas à rentrer dans ces fameuses entreprises, que fait-on?
On écrit, on se "lamente" sur le sort de notre planète et sur le sort des jeunes et on essaye encore et encore de faire comprendre à ceux qui ont peut-être le pouvoir de changer les choses qu'ils se cachent derrière leur petit doigt. Et on rage ensuite de n'être qu'une jeune femme si peu crédible, si peu audible. Quand on ne se dit pas qu'on est bien prétentieuse d'avoir cru qu'on avait quelque chose à dire.