J'avais été séduite par la présentation de ce livre, moi qui me suis sentie si fragile face à la supposée force de ceux qui m'entouraient; ceux qui réussissaient, qui ne connaissaient pas (ou faisaient mine de ne pas connaître) le doute ou le désespoir.
A l'arrière du livre on peut lire cet extrait:
"Nous devons préserver notre fragilité comme nous devons sauver l'inutile. L'inutile, parce qu'il nous sauve du simple calcul productif, maître du monde. Il nous permet de nous en évader, il est notre issue de secours. La fragilité, parce qu'elle nous rapproche les uns des autres, alors que la force nous éloigne".
La dernière partie de cette citation surtout m'avait touchée. Je me demande parfois si je n'ai pas fait, ces derniers temps, un peu exprès d'échouer, de ne pas trouver le moyen d'être indépendante. C'est que ma fragilité m'avait fait connaître ce qu'il y a de vraiment humain chez les autres, on ne peut se faire aider et par là connaître la générosité (pas seulement matérielle, mais spirituelle) des autres qu'en n'étant mal en point, fragile. L'autosuffisance (j'ai souvent tendance à confondre indépendance et autosuffisance, comme on parle de l'indépendance énergétique de la France) ne permet pas aux autres de nous donner quelque chose: on n'a besoin de rien, et on paraît si fort; "besoin de personne", comme dit la chanson.
J'ai connu ce "besoin de personne" et je me suis sentie très seule. Et j'ai connu aussi le besoin d'être aidée, et je me suis sentie très entourée. Il reste à trouver le juste milieu, celui où personne ne ment et où on est conscients qu'on a besoin les uns des autres, et que ça ne fait pas de l'un le faible et de l'autre le fort. Pas facile à trouver...
C'est ce que Jean Claude Carrière essaye de trouver dans son essai sur la fragilité.
Comme d'habitude, mon introduction a pris plus de place que prévu, je voulais au départ vous faire part de cette étrange comparaison qu'il fait entre les attentats suicides et le sort que nous réservons à notre planète. Elle peut paraître extrême sortie de son contexte, mais il est vrai que notre comportement actuel est étrange; nous savons que nous consommons trop de ressources, que les gazs que nous émettons peuvent tuer énormément de personnes à long terme, que l'équilibre de l'écosystème qui nous a permis de naître à cette planète est tellement perturbé par nos agissements que nous entraînons des espèces entières à la disparition, et nous sommes incapables de changer de comportement, ou même d'imaginer en changer (je pense à ces élus locaux qui continuent à dire qu'il est impensable de ne pas construire plus de routes; à ceux qui tiennent absolument à construire encore une autre ceinture bétonnée autour de la capitale, coûte que coûte, l'économie en a besoin, et le développement économique n'admet pas d'obstacles; mais aussi aux compagnies du voyage compulsif qui affirment le droit à partir à l'autre bout du monde en avion, pour tous, au prix le plus bas, alors qu'on sait que l'atmosphère paye le prix fort.)
Après s'être penché longuement sur ce qui peut pousser un être humain à se donner la mort en entraînant la vie de centaines d'autres dans un attentat suicide, pour l'obéissance à une loi qu'aucun dieu n'a jamais prononcée, et pour la gloire d'un dieu dont on ignore l'existence, Jean-Claude Carrière en revient à nos agissements quotidiens.
"Et si cette notion de fragilité s'appliquait aussi aux sociétés? Aux traditions religieuses, à toutes les institutions, à tous les organismes, à tous les réseaux que nous avons mis en place pour nous convaincre, nous, les éphémères, que nous sommes solides,[...] construits pour longtemps, pour toujours peut-être? [...] Si une anxiété secrète conduisait certains peuples, ou de larges fragments de certains peuples, à une explosion de témérité brutale, à un barroud d'honneur? [...]
On nous dit parfois qu'il y a là quelque chose d'animal, un instinct qu'on appelait jadis grégaire, un comportement de bêtes sociales. On nous parle des suicides collectifs de lemmings [...]. Ce comportement animal, s'il est avéré, n'est qu'une partie de leur vie. Serait-il une partie de la nôtre?"
"Ce besoin de salir la planète, de l'empuantir, d'en pourrir l'eau, le sol et l'air jusqu'à la rendre véritablement invivable un jour prochain, serait-il le besoin suprême qui se situerait au-delà même des folies nationalistes, religieuses, idéologiques? La revanche des faibles? La nécessité de détruire ce qui est plus solide que nous, un besoin irresistible, poussé à l'extrême, jusqu'à notre anéantissement sans appel -de quoi le reste de l'Univers, d'ailleurs, se moque éperdument? [...] Il s'en moque pour la bonne raison que si notre planète se suicidait, se faisait exploser au milieu des espaces [...] les autres personnages de notre ciel poursuivraient paisiblement leur danse. [...]
Ce sentiment, non seulement de fragilité mais d'insignifiance radicale, de non-importance, finalement de non-existence, est peut-être à la base de cette pulsion de mort dont nous avons tant parlé sans parvenir à la réduire. Car notre démarche est la même, que nous le voulions ou non, que celle des terroristes que nous accablons. Mettre en marche un climatiseur dans sa voiture, c'est commettre un attentat suicide. Dans le cas du kamikaze, il se tue pour tuer les autres et il le sait. Dans le cas du climatiseur, nous aggravons l'état de l'atmosphère, nous portons dommage aux autres mais aussi à nous-mêmes, à nos amis, à nos enfants. Je n'échappe pas à ce péril de mort que je transmets. Dans le premier cas nous cherchons la mort au nom d'une haine qui s'accroche à un dieu fantôme. Dans le second cas, nous appuyons sur le bouton du tableau de bord au nom d'un dieu réel, qui s'appelle confort, auquel nous sacrifions nos existences sans avoir admis sa divinité.
Cependant, à bien y regarder, les deux démarches sont similaires. Nous commençons par nous inventer un besoin (d'une loi, d'une consolation, d'un peu d'air frais) et nous finissons par en faire un dieu. Hors de question de nous en passer désormais. Et dans les deux cas les grands prêtres, les profiteurs, les sacrificateurs n'échappent pas aux méfaits qu'ils répandent. Tous dans la même poubelle où s'entassent nos déceptions modernes. Les grands prêtres seront privés de paradis et les industriels de santé. "