Aujourd'hui, une journée de chômage comme les autres. Avec un petit virus en plus, qui me pique les yeux et me fait sentir vaguement nauséeuse.
Après une demi-journée passée sur l'ordinateur à essayer de tromper le malaise en parcourant ma timeline Facebook, je me résous à être une feignasse de chômeuse tout juste bonne à végéter sur le canapé, parce que même sans travailler elle arrive à tomber malade.
Et après avoir fait le tour des séries que j'ai déjà vues et de celles que je ne veux pas regarder toute seule pour pouvoir les regarder avec mon travailleur de chéri qui passe beaucoup moins de temps à la maison, je tombe par hasard sur ce documentaire que je voulais regarder mais que je repoussais, parce que parfois on en a marre de regarder le monde en face : "This changes everything", de Naomi Klein et Avi Lewis. J'ai aussi le livre "Tout peut changer" qui attend sagement que je m'y mette.
Et au milieu du documentaire, je me suis mise à pleurer. Parce que ces gens qui refusent qu'on saccage leur terre au nom d'une croissance dont on ne sait plus à qui elle profite, ont raison. Parce que je suis émue de voir que jusqu'en Inde on se lève pour refuser des centrales à charbon.
Et je pense à mon père qui après avoir fait du soutien scolaire à Paris, a continué en Provence où il a pris sa retraite, et qui me dit qu'il a affaire à des enfants bien plus apaisés.
Je ne peux m'empêcher de me dire que c'est parce que ces enfants ne sont pas déracinés. Pendant longtemps j'ai eu du mal à comprendre la beauté des luttes pour un lopin de terre. Mais comment pourrais-je le comprendre, moi la fille d'ingénieur élevée dans une région dépourvue de famille autre que mes parents et mes soeurs, habituée à vivre hors sol, la tête dans mes bouquins. Je le suis bien, déracinée, alors pourquoi pas les autres? Et pourtant, je reste dans mon pays natal, qu'en est-il de ceux qui n'ont pas de racine même sur le continent où ils vivent?
Je suis imprégnée de cette culture qui veut qu'on parte de chez soi pour réussir, qu'il soit nécessaire de sacrifier un peu de nature pour l'industrie, et je comprends aujourd'hui que depuis le début je ne me suis pas retrouvée pas dans tout ça. Pendant toutes mes études j'ai essayé de me guérir de la répulsion que m'inspirait l'industrie, de voir ce secteur comme une terre inconnue à découvrir, de me prendre pour une pionnière qui osait s'aventurer dans cet univers masculin, de le voir comme le dernier témoignage d'une grande époque, celle des luttes ouvrières et de l'émergence du droit des travailleurs. J'ai tenté de me convaincre de l'utilité de toutes ces productions, il faut de l'acier pour les voitures - tout le monde a besoin d'une voiture n'est-ce pas?- , il faut du charbon pour faire de l'acier, et donc des mines, et des mineurs, et tout ce que nous touchons a été fabriqué dans des usines, elles sont donc utiles n'est-ce pas? Il a fallu que je démonte une à une mes répulsions de petite fille face à la froideur et la laideur des zones industrielles, où on ne peut accéder qu'en voiture, bien sûr, source de difficultés innombrables pour la stagiaire que j'étais. Mes études dans le Nord m'avaient même rapprochée des racines d'une partie de ma famille, et je finissais par l'aimer, cette France industrielle. Et me dire que peut-être mon grand-père était un industriel comme on n'en fait plus, qui avait le respect de ses ouvriers. Sauf qu'il avait du fermer l'usine et que ses fils travaillaient maintenant pour des multinationales.
Et une fois que j'avais surmonté cette peur du monde industriel, il a fallu que je me rende à l'évidence. L'avenir en France n'était pas à l'industrie, mais aux services. C'est ce qui m'a heurté à la fin de mes études. Mais pourquoi avoir choisi le Génie Électrique? Ce sont les informaticiens qu'on s'arrache à présent, la nouvelle économie à tant de choses à nous apporter, et a besoin de concepteur de logiciels, de développeurs. J'ai donc décidé de m'y former, et c'est là que j'ai été projetée dans un monde tout différent, celui des prestations de service en informatique. Et la formation que j'avais reçue pour entrer dans l'informatique n'était nullement un critère, j'ai fait tout sauf ce sur quoi j'avais été formée. J'ai même finalement atterri dans une boîte de conseil en marketing digital. Moi qui considérais le marketing comme le mal absolu et qui m'étais abonnée à La Décroissance, fille des Casseurs de Pub, je me retrouvais à expliquer (ou plutôt écouter mon chef expliquer) comment systématiser la récolte de données sur les clients et l'envoi de mails ciblés proposant le bon produit au bon moment. Et là aussi, des trésors de stratégie pour me convaincre qu'ainsi on n'arrose pas systématiquement tout son fichier de prospects, et qu'on ne sollicite les gens que sur des produits susceptibles de les intéresser. On peut même éviter de solliciter les clients dont on sait qu'ils sont trop pauvres pour acheter, pas cons.
Ou comment marcher sur la tête pour essayer de sortir la tête de l'eau.
Et la seule expérience que je tire de tout ça, c'est que ça n'a aucun sens. Aucun.
Que quoi que je fasse, je me sens toujours presque plus inutile qu'en ne travaillant pas.
Et c'est terrible.
Si j'étais la seule à n'y voir aucun sens, je n'aurais qu'à m'interroger sur ma santé mentale, mais non, ce que dit ce documentaire, ce que disent les témoignages de gens en burnout, et ceux qui s'expriment aujourd'hui contre la loi Travail, c'est que tout ceci n'a aucun sens, que les logiques économiques nous broient au nom de la croissance, dont ne sait même plus ce qu'elle doit apporter. J'aimerais être capable d'apporter des solutions, mais je vois que même notre gouvernement n'est pas capable de résister à cette injonction. Prêt à saboter les droits de tous les travailleurs pour permettre à tous d'être broyés par la même machine, sous prétexte de lutter contre le chômage. Et ils se persuadent eux-mêmes de faire ça pour le bien du pays.
Je retourne à mon documentaire, peut-être qu'effectivement nous sommes capables de réécrire l'histoire, comme le dit Naomi Klein. Je veux le croire en tout cas, même si pour l'instant la sidération est ma seule réaction.